Sous sa forme la plus explicite, André Malraux définit la création romanesque comme l'expression "privilégiée du tragique de l'homme". En effet, la condition humaine illustre d'une façon catégorique cette orientation dans la mesure où le tragique gît dans tous les replis de cette œuvre : morts, cadavres, mutilations, tortures, douleurs ineffables, atmosphères d'asphyxie, ombres infernales habitant perpétuellement jusqu'à la hantise, cette nuit qui n'est en fait que le reflet de la condition humaine, cet interminable tableau d'horreurs et de scènes sanglantes n'est pas, sans doute, une complaisance ou un jeu de délectation fortuite dans le Mal, mais il est plutôt le corollaire d'une vision du monde et l'aboutissement d'une expérience tragiquement vécue.
À cette notion du tragique s'ajoute le refus de l' "élucidation de l'individu ". Longtemps, le roman traditionnel a été conçu comme une histoire centrée sur un personnage principal qui possède préalablement une conscience transparente dont le trouble, s'il en fut un, n'est qu'un état transitoire et nécessaire à l'évolution de l'intrigue romanesque. À l'inverse, l'œuvre d'art chez André Malraux, charrie principalement dans toute sa profondeur, la problématique de l'existence et du destin de l'homme jeté dans les flots d'une histoire houleuse marquée par une perpétuelle métamorphose et effervescence. D'où l'irruption fondamentale de l'élément historique. Dans André Malraux par lui-même, Gaitan Picon écrit :"l'univers humain de Malraux est continûment celui du conflit et les grands incendies allumés par l'Histoire ne font qu'éclairer les passions rivales qui disputent l'homme. "
À l'origine de tout acte de défi et de dépassement, il ya le sentiment de l'épouvante face au scandale de la mort. Possédé par une inquiétude foncièrement existentielle, le héro malrucien poursuivra son salut par delà les limites de sa volonté; et sa bravade s'inscrit dans un ordre métaphysique dès lors qu'il déploie son énergie spirituelle non seulement pour démolir les contraintes sociales et politiques dans lesquelles il est enlisé, mais aussi il veut échapper à son obsession de l'irrémédiable. En somme, il se livre tout entier pour briser le mur de l'absurde.
Sur ce plan, le chant douloureux de la mort se répercute à travers tout ce roman. Au foyer de chaque épreuve d'affrontement, le spectre de la mort s'interpose et crée un tournant décisif dans le mûrissement graduel de cette expérience. Mais auparavant et avant toute prise de conscience tragique, le romancier décrit un monde de séparation où la solitude des consciences règne en princesse. Bien mieux, tout essai de communication, toute étreinte des corps sont voués désespérément au néant "il n'y a pas de connaissance des êtres" dit Gisors dans la condition humaine. Même si la révolution représente le champ privilégié d'une possibilité de communion, il est inconcevable, du moins pour Tchen qu'elle puisse libérer l'homme de son épouvante et de son isolement intérieur. Paradoxalement, des héros tels que Kyo et Katow arrivent difficilement à exorciser le démon de la solitude et ce ne sera seulement qu'après leur condamnation infernale à une torture et à une mort abjectes :"il (kyo) mourant comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie".
Enfin, Malraux n'a jamais conçu la révolution comme une action ascétique qui délivre, au sens pascalien du terme, l'homme de son angoisse de la mort, elle est plutôt une façon de défier les forces aveugles de l'Histoire et leur substituer, en dernier ressort, la volonté lucide de l'homme.
Ainsi, le recours de Malraux à l'Histoire dans toutes ses fluctuations n'est qu'un prétexte lui permettant de restituer la réalité humaine en gestation : l'insurrection de Shangai dans la condition humaine, laisse entrevoir déjà l'éclatement d'un monde suranné et l'élaboration souterraine d'une nouvelle époque qui prend la forme d'une Révolution.
Toutefois, cette transmutation sur l'axe événementiel du roman, cet acharnement à battre en brèche tout un système de valeurs inadéquates, ne sauraient atteindre leur dimension historique, voire humaine, si le narrateur ne leur avait insufflé un élan héroïque et tragique. Au delà de l'aspect historique, Malraux vise, à travers son édifice romanesque, l'homme écartelé, déchiré dans sa conscience, traqué dans sa fascination de la mort, l'aventurier "lucide" qui porte en lui inlassablement, comme une bête puante, la cicatrice de son néant, la brûlante interrogation: "que faire d'une âme s'il n'y a ni Dieu ni Christ ? " Mais, le héro malrucien ne demeure pas prisonnier de son dilemme; plutôt que de se cloîtrer ou de s'immobiliser dans une attitude nihiliste - à l'exception de quelques rares protagonistes à l'instar de Gisors -; il opte pour l'action et la conquête tragique.
À partir de la condition humaine, nous tenterons de dessiner une trajectoire de cette conquête héroïque, et de déceler à travers le texte, les paliers successifs de cette tension tragique.
Aussi serons-nous amené à nous poser la même question que Malraux, le même suspens :"peut-être l'angoisse est-elle la plus forte, peut-être est-elle empoisonnée dès l'origine, la joie qui fut donnée au seul animal qui sache qu'il n'est pas éternel ..."
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