mercredi 7 décembre 2011

Mon village

Mon village ! Ta terre n’est plus que le signe de la désolation totale, de la solitude intérieure même si on vit au sein de cette cohue de paysans, de ces gens qui triment dans les vastes champs sous ton ciel flamboyant. Il est bien vrai que l’été brûle tes sentiers tes demeures et tes enfants jusqu’aux entrailles. Mais cela n’a plus d’importance puisqu’on s’y habitue peu à peu.
Mon village ! Pourquoi est-ce qu’on t’a isolé de ce monde indifférent dans ce vallon qui ressemble à je ne sais quoi de plus farouche campagne ? Quand la lumière de l’aurore se glisse sur tes toits obscurs, on voit s’en sortir des troupeaux qui soulèvent un nuage de poussière et on entend un remue-ménage partout. Les hommes et les femmes rejoignent  leur besogne au milieu de l’aboiement des chiens. Leurs visages n’expriment rien que cette cruauté austère et ce dénuement qui se manifeste dans leurs traits. La terre les a durcis, la misère a dissipé en eux toute imagination possible. De même, l’amour de l’argent et de tout ce qu’on pourrait posséder a dominé leur instinct. Pour un morceau de terre, ils recourent aux tribunaux pour résoudre leur litige, quoique cette obstination exige toute leur fortune ou plutôt leur vie. Pourtant, au fond de cette rude nature, ils ont des coutumes particulières qui témoignent de la chaleur humaine.
Le soleil déverse toute sa chaleur, et se concentre ainsi dans les chaumières si mornes et si pauvres qu’elles vous donnent l’impression de les exécrer malgré soi. Naturellement, on est enclin à aimer tout ce qui est beau et charmant. Mais, là-bas, on ne se sent pas à l’aise pour rassasier son âme de la beauté que ces immenses horizons décèlent et où le bleu du ciel s’étend avec toute la fraîcheur des matins ou bien des soirs. Le labeur absorbe totalement ces paysans et les laisse dépourvu des contemplations qui font peupler l’imagination des rêves mystérieux, des illusions magnifiques et de vagues aspirations.
Malheureusement, les champs s’emplissent des êtres dont le regard ne montre que l’amertume et la patience de résister jusqu’au bout, bien que le soleil torride ne cesse de les accabler et de les tracasser. Ils sont là , pourtant, comme des rochers massifs que le flux et le reflux de la mer n’arrivent jamais à ronger. Leur volonté de vivre dépasse ces simples bornes où l’on se croit heureux. En tout cas, ils ne sont pas des monstres ou des héros, mais il s’agit tout simplement des gens qui comprennent ce que le mot « souffrance » comporte de sens, on dirait qu’ils sont voués à un destin mortel et étrange !
A mon village, il n’y a que les va-nu-pieds qui marchent en haillons et avec nonchalance. Il faut penser aussi à ces moments pénibles du midi, car c’est le silence absolu qui substitue le battement des cœurs et le hurlement des hommes et des bêtes à la fois ; tandis qu’un tourbillon de rayons scintille fortement et embrase ardemment les têtes nues des paysans. Midi, c’est le temps d’alerte !!
Mais que faire, si on ne se borne point à se taire ? Avec toute sa force, on a envie de se noyer dans les hauts océans plutôt que de se laisser flamber par la réverbération perpétuelle et sanglante d’un soleil implacable. Cependant, à droite de la vallée, et au détour d’un vaste chemin tortueux, un murmure d’eau déchire le cœur de ce silence, avec son clapotement mélancolique comme si la plainte unique des êtres et des choses continue son haleine au fond de la rivière. L’eau coule doucement, et son miroitement la rend particulièrement très luisante et plus belle à jamais. Là-haut, à peine quelques pas du rivage, des oliviers s’alignent indifféremment, prés des collines qui descendent vers l’est du paysage. Sous les ombrages, les bergers et leurs troupeaux s’endorment paisiblement au milieu du bourdonnement continuel des insectes. On dirait qu’un engourdissement bizarre s’apaisait sur l’ensemble de cette nature qui porte en elle les vagues rancœurs des visages crispés par l’indigence. Ces couleurs ternes, ces longues branches qui s’étendent ainsi que des bras humains, ces monts brûlés, ce fouillis d’ombres, cette brûlure désastreuse qui ravage le sol ; tout cela n’est qu’un tableau noir et morne de la pourriture et de la nausée. Et puis, il y a, le vide blafard du ciel qui couvre, comme un linceul, cette campagne déserte. Une immobilité complète s’impose dans l’atmosphère ; aucune agitation, aucun souffle ne traverse cet air alourdi et imprégné par l’odeur âcre des murailles souillées. Voilà bien des années et des siècles que nos pauvres paysans succombent incessamment sous le temps infernal du midi et souffrent silencieusement dans la misère et la haine, attendant, chacun à son tour l’horrible instant de la délivrance c’est-à-dire la mort.

Le soir venu. Un léger apaisement s’insinue peu à peu dans les âmes affaissées et un long soulagement se voit dans les yeux hagards. Le soleil se précipite dans sa marche glorieuse, comme s’il est épris d’un sentiment de pitié, à l’égard de ces frêles créatures, maîtrisées et soumises par sa seule force qui s’affaiblit maintenant à mesure qu’il s’approche des grandes montagnes prêtes à l’accueillir avec enchantement. Les jets de lumière crépusculaires accompagnés d’un vent céleste et un peu rafraîchissant se dispersent aux alentours de mon village.

Ainsi la vie recommence, un grand tapage renaît dans l’immensité des cieux et de la terre. Et cette jungle humaine ressuscite encore une fois de plus. Elle est là, au fond de sa lassitude, toute pâle d’horreur comme si elle est sortie d’un enfer sans lisières. Un fourmillement des gens et des animaux réapparaît dans une confusion insolite, rien n’est plus consolable que ces dernières heures de la soirée pendant lesquelles le corps reprend sa respiration ordinaire. Mais, après cette longue torture sinistre, c’est le chahut, le bavardage, la frénésie et le délire qui s’emparent de ce monde en léthargie.

La nuit c’est autre chose. De tout coté, le voile sombre et épais de la nuit se forme, se cramponne, s’élargit. A part quelques lampes et bougies allumés, çà et là, derrière les fenêtres et les lucarnes. Mon village, baigne et s’enfonce dans les ténèbres. Au dessus de tout, la lune se dresse majestueusement et rampe au milieu d’un ciel étoilé et doré. Certes, elle peut éclairer ces taudis et ces chemins qui ne mènent nulle part, mais elle n’illumine jamais ces esprits mis au joug de la misère. C’est pourquoi, ils restent ignorants et inconscients de la véritable nuit pleine de serpents venimeux qui se nouent invisiblement autour d’eux et durant toute leur vie.

En effet, la nuit représente aussi un repos éphémère pour nos paysans pour qu’ils puissent lutter dès le lendemain et le surlendemain et pour toujours. Dans ce sens, la nuit passe pour un complice du jour et même toute la nature prépare une sorte d’abattoir pour en finir une fois pour toute avec ces pauvres, les insignifiants, et les comparses de ce petit monde où les peines, les hontes et les supplices des uns font le bonheur et l’honnêteté naïve des autres qui ferment les yeux et se vautrent dans la beauté, le luxe et la pureté.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire