B-Grandeur ou volonté de dépassement:
"Le plus grand mystère n'est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres, c'est que dans cette prison, nous tirions de nous mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant".(André Malraux, les noyers de l'Altenberg).
Rien n'est plus répréhensible dans l'éthique malrucien que l'attitude passive de l'individu. Aussi longtemps que la machine infernale continue de froisser, de meurtrir la chair humaine, l'Homme est en mesure de riposter, non par des plaintes et des pleurs, mais par une action virile, aventureuse et lucide à la fois. Dans la Condition Humaine, Malraux met à l'épreuve cette "volonté de vivre" selon l'expression de Schopenhauer; volonté instinctive, farouche et rageuse dès lors que l'Homme vit "avec cette tiédeur de mort dans la main". C'est la concomitance de la vie et de la mort, cette double constellation de l'être et du néant, qui est à l'origine de l'action périlleuse, car il ne s'agit pas seulement d'échapper à l'angoisse de la mort, mais aussi de mettre en branle l'énergie constitutive de l'Homme qui n'est, en dernier ressort, que le reflet de sa liberté. Dès le départ, les personnages de Malraux sont embarqués, engagés dans des situations-limites où toute réticence, tout recul devant le risque sont estompés; leur présence active dans le monde révolutionnaire implique un choix décisif et inconditionnel contre les incertitudes du moi ou "le monstre des rêves". C'est que l'Histoire, par le déferlement des faits, incite l'homme désormais à se dépouiller de son égotisme et à s'insérer dans le drame collectif.
Marqués par le sceau d'un destin tragique, les personnages de Malraux n'attendent point de dénouement tout en participant à la révolution car "le tragique sait que si l'ordre des choses est changé, le destin n'est point aboli pour autant" (Saint-Just ou l'irrémédiable in le retour du tragique).
Certes, la révolution est un long itinéraire initiatique jalonné par le meurtre, le sang, la haine et la mort mais à l'intérieur de cette destruction massive, s'englobe et se résorbe tout effort de contestation et de dénonciation contre le visage implacable de la fatalité. Ainsi, le refus de l'ordre impie de l'univers (injustice, misère et oppression sociale) s'érige en une révolte métaphysique, laquelle constitue le soubassement de toute participation héroïque chez les personnages de la Condition Humaine.
Derrière le don de cyanure de Katow à ses camarades de cellule, il y a plus qu'une réponse à un impératif de fraternité, mais aussi une révélation d'un esprit de sainteté et de martyr. De même la précipitation vertigineuse de Tchen sur la pente de la mort, n'est pas une simple délectation morbide et spontanée du suicide, mais elle correspond plutôt à une soif immédiate d'atteindre l'absolu. La conception humaniste de Malraux refuse l'abdication.
Ce qui importe le plus, c'est de "transformer en conscience une expérience aussi large que possible. Malgré la torture, la défaite et la mort, il reste encore une ressource qui consiste à laisser au moins une "empreinte sur la carte", un sillage sur la terre des hommes. D'où l'idée ordonnatrice et cruciale qui anime la volonté du héros malrucien et aiguillonne sa pensée, l'idée du triomphe de l'échec humain.
Dans cette perspective, le protagoniste de Malraux se ressaisit et se retourne contre l'absurdité originelle de la condition humaine. Même si la victoire révolutionnaire lui procure une sérénité de conscience, il recommencera toujours, et avec autant de véhémence, sa révolte inlassable. C'est là que gît incontestablement sa raison d'être d'autant plus que la métaphysique l'emporte sur la politique. À la limite, "il n'appartient pas à la tragédie de résoudre les contradictions, mais de les porter à l'incandescence".(Malraux ou la tragédie de la mort in le retour du tragique).
Dans ce cycle infernal, l'Homme peut puiser son orgueil et sa dignité: là où il se débat désespérément contre la boue de l'existence, il reconquiert sa grandeur. Hemmelrich ne saura découvrir sa "terrible liberté" que lorsqu'il aura adhéré, corps et âme, à l'insurrection. Katow et Kyo iront jusqu'à braver la mort pour ne pas accepter l'ignominie écrasante de la société. N'est-ce pas là une volonté de déité qui s'exprime à travers les personnages de Malraux ?
Devenir Dieu, c'est en quelque sorte dépasser l'humain, faire éclater les cadres de toute limite ontologique. C'est enfin accéder à l'omnipotence. Or, la force des choses montre que l'Homme est acculé au néant, qu'aucune action surhumaine ne saurait renier cette vérité. Quoi qu'il en soit, l'Homme, selon Malraux, doit assumer sa condition jusqu'au bout et en retirer ce qu'elle a de meilleur: la volonté de dépassement.
De l'ambiguïté même de la Condition Humaine, le héros malrucien forge sa volonté et par la suite sa grandeur tragique. Il ressort de tout cela la négation de toute conclusion hâtive ou liquidation facile du désespoir. Dans ce cadre, la pensée de Malraux pousse jusqu'au bout le tragique. Au delà des flaques du sang, des corps mutilés et déchiquetés, des chairs vivantes promises aux chaudières, monte le cri prométhéen du défi dont l'écho se répercute à l'infini. Crever le mur de la solitude "primitive", purger sa conscience de l'angoisse de la mort, s'affirmer furieusement au milieu même de la torture et de la souffrance infligées, bref accomplir ce long "voyage au bout de la nuit", tel est le dessein auquel tend sans cesse la volonté héroïque du protagoniste de Malraux.
Dans l'entrecroisement de l'Histoire et de la métaphysique se déploie un roman tragique. À la lumière d'une analyse au plus près du texte, il s'agira dans ce qui va suivre de replacer la conquête de la mort qu'exhibe ce roman dans un cadre interprétatif au croisement de l'Histoire et de la philosophie.
"Toute lucidité est victoire, même si elle pense la mort, toute, même si elle rencontre la défaite. Dans la conscience tragique, Malraux a toujours vu la seule délivrance possible". (Gaitan Picon, Malraux par lui-même).
Dans quelle mesure cette affirmation critique s'applique-t-elle à la Condition Humaine ? Comment "la conscience tragique" peut-elle s'avérer être comme la seule forme possible du salut humain? Y a-t-il inévitablement une commune mesure entre la défaite, la mort d'une part, et la tragédie d'autre part ? Sans doute, le roman de Malraux offre beaucoup plus qu'une seule réponse: le tragique est une constante thématique qui non seulement s'exprime à travers les personnages, mais aussi éclate dans tous les recoins de l'œuvre. Il semble, toutefois, important d'établir une ligne de démarcation entre la conception de la tragédie antique et le sens de la conscience tragique chez Malraux. Tandis que le héros tragique de l'antiquité apparaît souvent rongé par une faute originelle, hanté par un remords, persécuté sous le poids d'un décret fatal et funèbre ou une malédiction céleste, le héros de Malraux est initialement poussé ou poursuivi par une hantise toute différente: il est à la fois habité par la conscience aiguë de son néant, et la pesée mortelle de l'Histoire. Dans le premier cas, le héros se consume dans sa singularité et sa subjectivité tragiques et la tragédie se fige ainsi dans le plan individuel alors que dans le second cas, le protagoniste ou plutôt sa pensée tragique s'ouvre, à partir de son angoisse intérieure, sur une réalité extérieure ou collective. Cependant, ce qui caractérise spécifiquement le personnage de Malraux, c'est qu'il se présente comme "un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité".
Dans l'univers romanesque de Malraux, la prise de conscience, la lucidité intellectuelle priment toute autre passion. En ceci, le tragique malrucien contraste avec la tragédie antique en tant que celle-ci privilégie, dans sa vision du monde, la passion du héros qui constitue à la longue la source de son aveuglement comme elle est l'effet inéluctable de sa mise à mort. Seulement, la mort ne peut être toujours l'équivalent de la déchéance, de l'échec et de la ruine. Sous l'optique de Malraux, outre qu'elle "transforme la vie en destin", la tragédie de la mort équivaut parfois à un triomphe, une "victoire" sur ce que Kyo appelle "l'ignominie humaine".
À la lumière de cette distinction, la conscience tragique chez Malraux prend une forme héroïque en ce que son héros s'arrache à sa subjectivité du fait que tout ce qui tient à ce "misérable tas de secrets" est fallacieux, et se lance ainsi à la conquête d'une mort qui le dépasse, l'écrase et le rejette.
La Condition Humaine est un champ d'analyse privilégié de ces multiples résonances de la mort héroïque. Chemin faisant, nous tenterons de déceler, à travers le roman, les différents aspects de la pensée tragique de Malraux et surtout appréhender dans son mouvement même cette conquête héroïque qui va de pair avec l'intensité dramatique au niveau du récit.
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