2- l’aspect métaphysique :
La condition humaine dépasse le cadre restreint de l’Histoire pour s’inscrire dans un ordre métaphysique. Mais il ne faut surtout pas voir dans ce roman une illustration dogmatique d’un système préétabli de l’existence. Il est plutôt une interrogation amère et lancinante sur le destin de l’Homme. Au demeurant, le titre même de l’œuvre suggère catégoriquement cette orientation moraliste et humaniste du romancier. Mais ce titre n’est pas un poncif ; bien au contraire, il pose le primat de la totalité, mais d’une totalité incertaine.
Tout d’abord, Malraux porte son accusation sur le destin éphémère de l’Homme. Ce dernier est perpétuellement séquestré dans le cercle étroit du « bagne terrestre ». L’angoisse de la mort est au cœur de toute prise de conscience. Outre la vanité et l’irréductibilité de la vie humaine, Malraux dénonce la solitude fondamentale et la séparation des consciences des individus. En aucune façon le héros malrucien ne peut briser le mur de la solitude existentielle. C’est au-delà de l’abjection, du sang noir et de cruauté qu’il faut rejoindre peut-être l’ombre de la fraternité.
Enfin, Malraux n’explore la grandeur et la « dignité » humaines qu’au prix du crescendo de la violence du combat et de la souffrance d’autant plus qu’il conçoit l’individu ou l’Homme comme un projet de virtualités et d’efficacités : « Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire ».
a- accusation de la condition humaine :
Toute tentative de fuite, toute consolation religieuse sont exclues dans l’éthique de Malraux. L’Homme est implacablement rejeté dans un univers étranger à sa pensée, à ses désirs et à ses aspirations. Le recours à une transcendance divine est un leurre. De même, le refus de participer à cette tragédie cosmique qu’est la condition humaine est un subterfuge ou un faux-fuyant. Car, il y a qu’une seule condition humaine : douleur, solitude, angoisse, torture physique, ignominie, séparation, impuissance et lucidité. Tel est le lot commun des mortels. Ainsi, les personnages de Malraux sont ravalés à remâcher la même question : « que faire d’une âme s’il n’y a ni Dieu ni Christ ? ».
Aucune réponse ne saurait dissiper une fois pour toute cette inquiétude foncière qui ronge continument le protagoniste malrucien. Aussi, ce dernier réagit-il au nom de son échec même et de l’entrainement fatal de sa force. La révolution ne sera qu’un palliatif face à ce vide intérieur. Elle ne sera jamais un accomplissement. A ce niveau, Malraux rompt avec l’optimisme marxiste dans la mesure où il crée une sorte de « crevasse » entre la vision matérialiste de Marx consistant à voir dans la révolution le terme de toute contradiction, et sa propre vision métaphysique qui répudie toute conciliation historique et accentue la nécessité du choix tragique. En effet, ce que Malraux retient de cette pensée communiste, c’est à la fois l’expression de la volonté humaine et le sens de la fatalité historique.
Partout s’étend l’écho tumultueux de la douleur humaine : douleur de Tchen devant sa quête illusoire de l’absolu, crispation nerveuse et pathétique de Gisors devant le cadavre de son fils Kyo, l’étouffement d’Hemmelrich sous le poids de son destin de misère et d’humiliation, attente anxieuse et tragique des prisonniers dont les ombres et les silhouettes se profilent sur le mur infernal de l’abattoir, douleur de May et la veillée funèbre après l’exécution de Kyo et enfin la mort scandaleuse et absurde d’un enfant (le fils d’Hemmelrich).
A ce cri terrible et démentiel de la souffrance humaine, s’ajoute l’amertume de la séparation qui étend son sillage sur les consciences douloureuses. Tout d’abord, la solitude fondamentale que découvre Tchen dans le monde du meurtre forme le premier germe du poison de la condition humaine. C’est là, dans la mort, dans cette région déserte et désolée du cœur humain que Tchen prend lucidement et désespérément conscience de l’écart qui le sépare irrémédiablement du « monde des hommes ». Bien plus, son adhésion à l’action révolutionnaire n’est qu’une forme d’accentuation consciente da sa solitude : le terrorisme lui portera secours contre sa hantise des « pieuvres ». Cette scission avec l’autre se révèle radicale chez Ferral qui n’arrive jamais à posséder dans le domaine érotique que sa propre image. D’où la frustration et la déception au cœur même de l’acte charnel.
Finalement, c'est Gisors qui incarne, dans sa majesté la terrible, le royaume de la solitude. En vertu de l'opium, il abolit cette distance qui le retranche de la ruée "cosmique" et crée de son isolement le principe de toute existence: "il n'y a pas de connaissance des êtres".
La condition humaine n'est pas cette vaine lamentation sur le malheur puisqu'au fond de la "situation fermée" où voisinent le sordide et l'atrocité, le héros malrucien s'opiniâtre à hurler sa fureur, à poursuivre, en dépit de son délaissement et de son déracinement, cette part de dignité qui lui a été extorquée. Hemmelrich ne s'affranchira de son impuissance qu'en frappant de toutes ses forces sur les portes de la mort. De même, et d'une façon pulsionnelle, le suicide solitaire de Tchen sera une forme de récupération de soi et un défi aux dieux de la contingence.
De cette noire et profonde détresse humaine, naissent la pitié et la tendresse. Au dessus de cet espace clos et étroit où la haine déchire les êtres, plane le chant du sacrifice. La scène où Katow donne son cyanure aux deux condamnés, et accepte le supplice des bûches, est largement significative à cet égard.
On ne supporte pas la condition humaine. En voici la conclusion à laquelle se réfèrent tous les personnages de Malraux à chaque fois qu'ils affrontent une épreuve tragique. L'essentiel, c'est d'assumer jusqu'au bout la cruauté aveugle du destin, de maintenir toujours en éveil cette volonté inflexible de foncer sur l'obstacle.
En dernière instance, l'accusation de la condition humaine renvoie nécessairement à une recherche du sens, à une remise en cause de tout ce qui a trait à l'innommable. Cependant, cette justification, ce besoin impérieux d'interroger n'est pas aléatoire, il est lié intimement à la quête héroïque de la grandeur humaine.
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