L'aspect historique:
"Je ne crois pas vrai que le romancier doit créer des personnages, il doit créer un monde cohérent et particulier, comme tout autre artiste".
Cette remarque d'André Malraux ouvre une nouvelle perspective dans le champ romanesque. Désormais, le romancier doit capter nécessairement l'image mouvante d'un monde incohérent et la transmuer en une réalité romanesque particulière et cohérente.
En revanche, cette conception ne correspond nullement à l'idée balzacienne de "faire concurrence à l'état civil" d'autant plus que Malraux répugne à reproduire le réel de manière fragmentée. Chemin faisant, il tend à embrasser la totalité d'une réalité de telle sorte que son œuvre en représente l'écho et la vibration.
Avec la condition humaine, Malraux marque une rupture inéluctable, non seulement avec les conventions formelles du roman traditionnel, mais aussi il souligne un prolongement et un enrichissement d'une vision du monde. Effectivement, le romancier descend dans les tréfonds de l'Histoire, en évoque toute la tragédie pour qu'il puisse donner forme à sa matière romanesque. C'est parce que le cauchemar de l'Histoire a obscurci son imagination, qu'il est allé en quête d'une lucidité aux limites même du désespoir.
L'élément historique devient une constante structurale de l'œuvre. Ainsi le soulèvement révolutionnaire de Shangai confère au romancier à la fois le motif et le cadre de l'écriture. Continuellement, le flux de l'Histoire hante la conscience des personnages. En tant que force aveugle, l'Histoire écrase l'individu et foudroie farouchement toute propension à la quiétude.
Si Malraux s'attache aux troubles de la révolution communiste en Chine, c'est moins par souci de réalisme historique que par adhésion à une expression romanesque qui porte en elle-même les virtualités d'une réalité humaine ou plutôt d'un devenir humain.
Edmond Jaloux note, dans les nouvelles littéraires, que :"le sujet extérieur de la condition humaine est la révolution en Chine. Le sujet profond, c'est vraiment l'état de l'Homme en face de son destin". Sur ce plan, ce roman se prête à une interprétation métaphysique en ce que le romancier épouse le destin de l'Homme et en trace dialectiquement la situation; car la personne humaine n'est pas évoquée sous sa forme sclérosée: elle est placée, irrémédiablement, au foyer d'une situation conflictuelle. Kyo, Hemmelrich, Katow, Tchen sont des personnages qui côtoient désespérément la zone de l'inhumain; ils sont suspendus entre deux pôles extrêmes: une vie à reconstruire et une mort à conquérir. Aussi Malraux privilégie la portée métaphysique sur le déroulement vertigineux de l'Histoire. Celle-ci sera le théâtre de l'affrontement mortel des consciences contre l'injustice d'un monde implacable. De là dérive l'accusation de la condition humaine, condition tyranniquement régie par le poids d'une fatalité innommable. Mais, Malraux s'opiniâtre à chercher une percée lumineuse dans l'enceinte de cette nuit insondable. Dès lors, aucune issue n'est possible à l'exclusion de la voie de l'héroïsme. Acceptation du destin, de la contingence et volonté de dépassement héroïque, tels sont les éléments autour desquels s'articulera le projet malrucien.
Enfin, la condition humaine ne demeure point prisonnière d'une interprétation univoque: le roman requiert une vision pluridimensionnelle aussi bien sur le plan historique que sur le plan métaphysique.
1 - L'aspect historique:
La condition humaine est une transposition d'un épisode de la révolution chinoise, et plus précisément de l'insurrection communiste à Shangai en 1927. Bien que Malraux se soit appuyé sur des événements réels, il n'en demeure pas moins que son livre est conçu comme une "traduction légendaire de la vie extérieure". (Alain Meyer, la condition humaine d'André Malraux). Bien plus, le décor de la Chine des années vingt, l'atmosphère générale dans laquelle a baigné cette révolution, forment un climat favorable à l'inspiration créatrice du romancier. À ce propos, André Rousseaux écrit: "M. André Malraux est un écrivain révolutionnaire parce qu'il a besoin de la révolution pour écrire: la révolution à la mode du vingtième siècle, c'est-à-dire la guerre dans la rue, avec mitrailleuses, bombes d'avions, incendies, flaques de sang, bref, avec tout ce que les modernes machines à tuer donnent à la guerre civile d'atrocité spectaculaire". Roman de participation et d'engagement, la condition humaine se refuse à toute imitation plate du réel. D'ailleurs, Malraux a toujours condamné l'esthétique "réaliste" de la "mimésis". C'est parce que l'Histoire est tragique que l'auteur a créé des personnages dont la conscience est le plus souvent tourmentée et douloureuse. Mais, auparavant, il s'agit de voir en quoi consiste ce heurt historique et quelles sont les forces politiques en présence qui déterminent le déclenchement de cette révolution. Enfin, nous nous demanderons pourquoi le héros malrucien a parié sur l'Histoire plutôt que de se réfugier dans sa subjectivité et son moi singulier.
De prime abord la condition humaine s'inscrit dans un contexte historique assez mouvementé. En mars 1927, Shangai est le théâtre de troubles politiques, dans la mesure où centre économique important, la ville devient l'objet de conflits intérieurs et extérieurs. Elle est occupée par les gouvernementaux dont la dictature s'étend sur tout le nord du pays. De plus, les forces occidentales, soucieuses de préserver leurs intérêts apportent leur soutien à ce régime.
Parallèlement, s'est constitué un parti révolutionnaire nationaliste commandé par Chang-Kai-Shek. Ce dernier organisera une marche militaire, à partir du sud, pour chasser les généraux du gouvernement du nord. Son action entre dans le cadre du Komintang. Celui-ci se ralliera au groupe communiste connu sous le nom du Komintern. Apparemment, leur but est identique : il s'agit de saper le plus vite possible le système dictatorial. Mais bientôt la crise éclatera et les divergences seront inévitables. Chang-Kai-Shek, tout en s'appuyant sur la bourgeoisie, s'applique à démunir les milices ouvrières et les paysans des armes dont ils se sont servi au temps de l'insurrection. La défaite communiste est une fatalité historique qui aura pour répercussions la fuite, l'exil et parfois même l'extermination des adhérents de ce parti.
Partant de cette esquisse historique, Malraux cherche à réactualiser une étape charnière dans l'histoire de la Chine. Cependant, cette "réactualisation" ne doit pas nous faire penser à un reportage ou à un simple témoignage. La condition humaine met à nu une totalité, une "communauté" qui se désagrège. Bien mieux, il expose selon l'interprétation sociologique de Lucien Goldman, une "crise de valeurs" dont l'expression se manifeste à travers "un personnage problématique collectif". (pour une sociologie du roman).
Cette communauté "révolutionnaire" représentée par Kyo, May, Katow, Hemmelrich et leurs camarades se heurte absurdement aux circonstances politiques implacables, et se trouve livrée irrémédiablement à un combat "inhumain" dont elle prévoit déjà la défaite. D'emblée, tout est remis en question dès lors que l'adhésion à l'histoire et à la foi en des valeurs "authentiques" déterminent d'une façon ou d'une autre la fusion de l'individu dans le cortège des insurgés.
"Aussi l'histoire que raconte la condition humaine est non seulement celle de l'action de Kyo, May, Katow, et leurs camarades, l'histoire de leur défaite et de leur mort, mais aussi étroitement liée à cette action, l'histoire de leur communauté qui est une réalité psychique, vivante et dynamique".
Enfin, Malraux n'a pas choisi le thème de la révolution pour sa dimension pittoresque, mais c'est parce qu'elle comporte ce qui est fondamental dans l'Homme: la possibilité de s'arracher à soi.
"Malraux attend de l'Histoire le soutien que l'individu ne peut se donner à lui-même et qu'il ne peut plus recevoir de Dieu". (Gaitan Picon, Malraux pas lui-même).
A la différence de Proust et de Gide dont les préoccupations romanesques demeurent prisonnières des incertitudes du moi et « des intermittences du cœur », le héros .malrucien refuse ou plutôt brise les miroirs de la subjectivité et sonne le glas à une ouverture sur l’acte historique. Il s’agit, en fait, d’échapper au « rêve des pieuvres », de fuir cette angoisse qui habite au plus profond de l’Homme. Parier sur l’Histoire, s’allier à une cause commune dont l’échec probable parait inéluctable, rejoindre des révolutionnaires, des visages anonymes dans la nuit d’une cellule, « compenser par n’importe quelle violence, par les bombes cette vie atroce qui l’empoisonnait depuis qu’il était né, qui empoisonnerait de même ses enfants (il s’agit d’Hemmelrich) », tel est l’ultime choix du protagoniste malrucien. Autant dire que l’action politique correspond à cette exigence impérieuse puisque la révolution n’est pas seulement un mode de réinstauration des structures sociales, mais aussi une récusation plus ou moins littérale des valeurs humaines.
La condition humaine n’apporte pas de réponse à une problématique sociale et politique à savoir la répression du prolétariat par une caste dominante, mais il suscite une interrogation sur les limites d’une organisation révolutionnaire qui se solde par la déchéance et l’avortement parce que la situation historique n’est pas encore assez mûre pour la création d’un nouvel ordre.
Dans ce monde de débâcle, d’empoisonnement et de supplice, ressurgit le mythe de l’Histoire en ce que celle-ci favorise le retournement tragique des volontés humaines. C’est que dans la condition humaine, la trame des événements dans lesquels sont impliquées les destinées des personnages, ne laisse pas de répit à ceux qui veulent s’y soustraire : « tout est horriblement pur ». Du chaos initial, des insuffisances présentes, des aspirations naissantes et des balbutiements encore incertains, le mythe ressort pour conférer à cet espace exotique, qu’est la Chine , une figure mythique.
La condition humaine met en scène des héros qui, à partir du quotidien le plus trivial, forgent une figure prométhéenne de l’Homme. Kyo, Katow et Hemmelrich incarnent cette lutte inlassable pour la dignité humaine. Du fond de leur désespoir collectif, ils tirent des images terribles et fulgurantes à la fois, susceptibles de fonder en signification une existence absurde et incohérence.
« Ce n’est pas dans le dirigeant communiste réel Chou-En-Lai qu’il convient, ainsi que cela a été suggéré parfois, de chercher les clefs de Kyo, héros de fiction, mais c’est à Néarque et à Polyeucte qu’il faut le comparer ». (André Malraux par lui-même d’Alain Meyer).
Effectivement, le héros malrucien s’identifie, sur la base de l’émulation héroïque, avec le héros cornélien. Derrière la chronique des événements de cette révolution chinoise se détache, sur une toile mythique et emblématique, le visage éternel de « l’Homme révolté » qui ne s’accommode jamais de cette place au soleil parce qu’il sait d’avance « qu’il y a plus de douleurs au monde que d’étoiles au ciel » (condition humaine p.154).
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